Groenland: le début de la faim

Groenland 2004 : le début de la faim

Le temps fait son travail et nous amène tous les cinq à l’aéroport. Pour cette première expédition, le budget et serré, et les sacs sont le plus léger possible pour éviter de payer du surpoids. Au désespoir de Magalie, nous ne pouvons donc prendre le cubi de rouge, il faut le finir dans la nuit (donc dans l’aéroport puisque nous y dormons). Finalement l’hôtesse d’accueil de la compagnie aérienne est bien indulgente avec nous et nous laisser prendre les vêtements de rechange sans frais supplémentaires. Ce qui ne change rien pour Remi qui de toute façon n’en avait pas pris. Il vient directement de Chamonix, juste après le probatoire d’aspi, et découvrira ses heureux résultats au Groenland.

Nous sommes agréablement surpris en atterrissant de voir ces petits villages colorés et relativement hospitaliers. Deux bateaux nous séparent du dernier village : Nanortalik, où nous ferons les courses. D’ici-là on se repose et on cherche des emplacements de camping sauvage.

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Tout s’est décidé dans le supermarché de Nanortalik : deux clans se sont opposés, les gros mangeurs et les petits gabarits. Ce n’est pas les gros qui ont gagné, manquant d’arguments solides. Et les techniques de Remi, glissant un gros poisson congelé sous le pain, n’ont pas eu gain de cause.

Ainsi, après un dernier petit bateau qui nous dépose sur la plage la plus proche du camp de base, nous n’avons que cinq minutes à marcher pour installer ce camp basique s’il en est puisque composé d’une tente trois places et d’une deux places. Pendant que Remi, Jérôme et Magali organisent la cuisine sous un rocher-casquette, nous partons avec Benoit effectuer un portage d’eau et de cordes fixes au pied de notre projet : la paroi du Suikarsuak. Il faut se rendre à l’évidence : il y a une source au pied de la face et nous ne fixerons pas de corde, chou blanc donc…

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Le lendemain, le soleil se lève trop tôt mais pour longtemps, il fait beau et c’est le moment de tenter la voie moby dick dans un style indécis, mi-lourd mi léger, sans portaledges, les cinq encordés ensemble, sans duvet évidemment. Dans le socle nous devons hisser car l’eau pèse plus que son poids : il faut rajouter le frottement du sac sur ce granit a gros grain. L’escalade n’est pas trop dure mais bien assez pour nous qui maitrisons mal les fissures en granit (Dans les Pyrénées nous avons fait nos armes sur du calcaire). Avec un sérieux mal aux pieds nous accédons a la première vire, située à 400m du sol. Quatre s’y assoient pendant que je me mets dans le hamac, pensant a tord avoir la meilleure place.

De bonne heure, nous repartons pour tenter le sommet a la journée, puisque de toute façon nous n’avons pas de matériel de bivouac. Je ne sais plus si c’est parce que nous faisions trop de nœuds avec les cordes mais nous avons décidé de ne pas hisser ! C’est dur dans ces fissures raides de porter lourd et benoit n’apprécie pas le sac de randonnée avec armature aluminium pour grimper : ça lui met les épaules en arrière ! En progressant a moitié en escalade libre et en tirant sur les friends, encordés tous ensembles et dans une éthique douteuse, nous espérons arriver au sommet a la nuit. Les gestes deviennent mécaniques, les paroles se font rares, les gorges s’assèchent et les sourires deviennent minces. Pourtant la jubilation et l’excitation sont bien présentes et a la nuit tombée, nous parvenons au bout de 14h d’escalade sur une petite vire nous permettant de nous assoir. Les pieds dans les étriers, nous passons quelques heures avant le lever du jour, le ventre vide et la gorge sèche. Il ne reste que 3 longueurs, et c’est bien épuisé que nous débarquons hagards sur ce plat sommet, heureux d’y faire une sieste, encore étonnés de se trouver là avec une vue sur l’immense calotte glaciaire.

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Les rappels vertigineux s’enchainent les baskets aux pieds. Nous descendons le matériel au camp de base avec l’étrange sensation de s’être un peu précipité pour faire le sommet coute que coute, quitte a plus tirer sur les Friends qu’à grimper. Il faisait beau, et nous avons voulu saisir ce créneau. Désormais au camp de base, nous nous rendons à l’évidence : nous allons cruellement manquer de nourriture. Une autre expédition française est déjà sur place, et mieux organisée que nous (ils avaient réussi à envoyer du fret) nous conseillent d’aller chercher de la nourriture a 35km au sud, dans un petit village : Tasersuaq. C’est a dire deux jours de marche aller-retour, de quoi visiter un peu. Les paysages de toundra, les fjords ainsi que les incroyables mousses nous réjouissent et nous surprennent. Aucun arbre, des dimensions immenses et trompeuses qui nous donnent sans arrêt l’espoir d’être proche de la destination. Une fois au village, une veille villageoise adorable nous accueille, et sans trop nous comprendre, nous partageons sourires et regards.  Je ne sais pas si c’est la peur de porter trop lourd mais une fois de plus, au supermarché nous avons eu les yeux plus petits que le ventre et nous quittons le village avec des vivres qui s’avèreront trop minces. Le retour est forcément plus pénible que l’aller, la découverte en moins et le poids en plus, mais nous avons la chance d’être pris en bateau stop par un couple groenlandais.

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Le mauvais temps commence à s’installer. Nous péchons du saumon, cueillons des myrtilles et des champignons, tentons d’organiser rationnellement la gestion de la nourriture. Nous passons les journées a cinq dans la tente de trois, imaginant des recettes de cuisine et autres plaisirs qui nous attendent en France. Remi passe ses journées à pécher mais les saumons se font rares et il n’attrape plus que des poisons a épine peu ragoutant. Il nous avoue avoir pris un biscuit de trop, la faim était trop forte, il a craqué. On lui pardonne. On va doucement chercher de l’eau, remonter les 20m de dénivelé nous provoque des hypoglycémies, ou plutôt « coup de pompe », nous dit Magali, dont le deuxième travail est nutritionniste à Praz coutant. Les journées passent lentement, le ventre vide, les discussions sur les sujets polémiques se suivent et se ressemblent. A chaque repas une lourde tâche incombe à celui qui partage en part égales le repas, car « celui qui partage choisit en dernier ». Nous profitons d’une journée de beau temps pour faire un portage au camp avancé de notre prochain objectif : l’aiguille de l’M. La paroi est impressionnante d’homogénéité car il n’y a pas de socle et les fissures se suivent sur 700m. La voie que nous choisissons est aussi pure que raide. Cette fois ci, pour grimper plus en libre, nous décidons de fixer des cordes avant de tout hisser. Au matin du premier jour il fait bien froid et humide, le rocher est encore glissant. Mais ensuite tout se sèche, la température devient clémente et nous permet de tenter les coincements de mains et du reste. Pendant que certains continuent les portages, les autres grimpent et fixent des cordes, puis on permute le jour d’après et ceux qui grimpent ne hissent pas. Ainsi, au troisième jour nous installons les portaledges, une première pour chacun de nous sauf pour Jérôme qui dormira dans le hamac. Le dernier de jour de grimpe pour le sommet est tout simplement fabuleux : les fissures se protègent bien, sont faites pour être grimpées, c’est juste du plaisir, et une fois là-haut on découvre le fond du fjord qui semble vierge et inexploré. La récompense dépasse nos espérances quand une fois revenus aux portaledges nous admirons une aurore boréale !

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La fin du voyage s’annonce mais nous avons encore le loisir d’effectuer quelques randonnées qui nous donnent des envies d’exploration. Tout est immense, inhabité, inhospitalier et pourtant tellement beau. C’est certain : malgré la faim qui nous a tenaillé tout le voyage, nous ne regrettons rien.

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